Sciences Po'vres : le progressisme régressif

Cette semaine, l'amphithéâtre Émile Boutmy de notre école au rayonnement international, l'Institut d'études politiques de Paris (« SciencesPo », de son petit nom), a été investi par des étudiants pour manifester en faveur de la Palestine, dans un contexte de contre-offensives d'Israël visant le Hamas après l'infamie de l'attaque du 7 octobre 2023. Une étudiante juive aurait été refoulée à l'entrée, accusée de sionisme, ce que l'intéressée assimile à un acte antisémite.

Le raccourci est abusif, dans un sens comme dans l'autre ; on peut être de confession juive sans militer pour l'expansion de l'état d'Israël, sans adhérer à la politique de son Premier ministre Benyamin Netanyahou, sans se réjouir des dommages colatéraux immenses infligés à la population gazaouie. On peut soutenir et justifier l'existence d'Israël, sans être juif. Ce qui est sûr (si l'on croit le témoignage de la jeune femme), c'est qu'elle a été stigmatisée.

Un comble, pour ses camarades qui affirment lutter, justement, contre les stigmatisations. Je me rappelle l'ironie (inconsciente) des propos de la présidente de l'Union des Étudiants de France à Sciences Po, Anissa Chehbib, sur le plateau de la chaîne Youtube Le Crayon. Alors qu'elle revendiquait cette lutte, tout en refusant d'accueillir des intervenants « d'extrême droite », sa camarade Lou Garnier se plaignait (à juste titre) d'avoir été suivie par un étudiant portant une affiche la désignant comme une « facho ». On conçoit difficilement une stigmatisation plus marquée (et puérile).

En essentialisant Mme Garnier, « Eric Zemmour et d'autres » pour les discours qu'ils auraient tenu dans le passé, Mme Chehbib et ses semblables commettent une erreur infertile, et même contreproductive : ils ne combattent pas les idées, ils combattent les Hommes. C'est à la fois une attaque ad hominem et un amalgame. C'est la rengaine classique : « Nous ne débattons pas avec l'extrême droite, nous la combattons. ». Ils veulent taire ce qui offense leur sensibilité.

D'abord, le millenial que je suis, a grandi à une époque où stigmatiser les juifs était l'expression ultime de la haine. Comprenez donc que je sois profondément confus, aujourd'hui, par ce retournement de situation.

Ensuite, je pose la question : comment combattre des idées, en refusant le dialogue ? On peut écrire un livre, un essai, un éditorial, un tract ; mais seront-ils lus par la population visée ? Comment convaincre qui que ce soit en invectivant l'autre, en le méprisant ouvertement ? En se pinçant le nez, dénonçant avec insolence les odeurs « nauséabondes » des adversaires désignés, comme le font régulièrement les Social Justice Warriors de Médiapart, qui « débattent » systématiquement avec des invités du même bord idéologique ? En aboyant, littéralement (certain•e•s s'identifient à des chien•ne•s) ?

Si l'on prend pour exemple le conflit israélo-palestinien, il y a beaucoup de vérités à dire, que l'on soit partisan d'une cause ou de l'autre, ou d'aucune (c'est-à-dire, finalement, de la paix). Les crimes commis par le Hamas sont inimaginables ; et la condition des Gazaouis, dont on pourrait considérer qu'ils subissent le joug d'une dictature islamiste, est effroyable. Mais chacun campe sur ses positions, depuis plus d'un demi siècle, citant un droit sacré.

De manière générale, une partie de notre population a cessé, de mon vivant ou avant, d'écouter, de réfléchir, de répondre, de rétorquer, de convaincre, et surtout d'accepter la possibilité de se laisser convaincre. Elle a, de facto, cessé de penser, de raisonner. Les anciens intellectuels de gauche sont les nouveaux fachos. Les nouveaux acteurs d'extrême droite sont désormais d'ultradroite.

Le duo comique Le Palmashow avait prédit, avec beaucoup d'humour, l'usage du terme « extrême centre », que j'ai entendu récemment, prononcé très sérieusement. J'ai compris la blague (« On est pile, pile, pile au centre ! […] On brûlera les voitures ! Et on les rachètera après ! »). Je n'ai pas saisi l'usage bien réel du terme.

Soyons clairs : ignorer l'autre n'a pour conséquence que de l'enfermer dans sa bulle idéologique et de renforcer ses convictions. Ceux qui se bouchent les oreilles s'infligent, inconsciemment, le même sort. On transforme d'honnêtes gens de tous bords, de simples citoyens, parfois confus, souvent perturbés par une société en pleine mue, en antagonistes.

Le drame, c'est que le refus de la parole est systématiquement à sens unique. C'est le candidat Jacques Chirac (pourtant de droite) qui refusait, pour la première fois dans l'histoire de la politique française de ma génération, de se livrer au périlleux exercice du débat de second tour de l'élection présidentielle, en 2002, face au candidat Jean-Marie Le Pen.

Chirac a, certes, largement remporté le vote populaire, avec 82,21% des voix, contre 17,79% pour son adversaire. Pourtant, le parti de ce dernier, le Front National, devenu Rassemblement National, n'a depuis cessé de gagner en popularité. Sa fille Marine Le Pen a terminé le second tour en 2017 avec 33,90% des voix, puis 41,45% en 2022. Une progression, lentement mais sûrement, qui ne peut laisser indifférent. Le refus de dialogue, au nom d'une sainte croisade idéologique, n'a pas fonctionné. Elle a provoqué l'effet inverse.

Le RN a même conquis un nombre important de sièges (88) au Parlement, entre autres. C'est historique. La minorité à laquelle on a confisqué la dignité d'être considérée, devient de plus en plus «décomplexée», comme on l'entend si souvent dans les médias. La gauche et une partie du centre sont victimes (voire coupables) d'une sorte d'effet Streisand : à force de vouloir taire certaines convictions, on leur a tendu un porte-voix.

Les conservateurs ont un mérite : ils sont constants. “if it ain't broke, don't fix it”, diraient les anglo-saxons. Ils avaient néanmoins plusieurs défauts, depuis corrigés. En Occident, l'esclavage est aboli, hors-la-loi. Les femmes, les noirs, ont acquis le droit de vote, le droit de posséder un compte bancaire à leur nom, de travailler, de construire leur destin, de vivre en individus souverains. En général, les conservateurs aiment débattre. Qu'ils soient prêts à changer d'avis, c'est moins sûr : la réticence les définit.

Permettez-moi une courte digression pour noter, au passage, que les femmes au Qatar ne jouissent pas des mêmes libertés. Ni les esclaves népalais et autres, recrutés (ou plutôt capturés) pour construire des stades climatisés et des gratte-ciels en plein désert, et vivre entassés dans ce qu'on pourrait qualifier de camps de concentration. Quel rapport ici avec ce pays ? C'est le principal médiateur du conflit qui nous intéresse ; ils abritent les dirigeants - pardon, je veux dire, les tyrans - du Hamas dans des palaces, pendant que leurs sujets souffrent le martyre.

Quel courage, de la part de ces leaders. Quel courage, de la part d'étudiants français privilégiés du très bourgeois VIIème arrondissement de Paris, d'afficher un grand drapeau palestinien dans un amphi et de refouler les sionistes présumés. Parlons entre nous ; le consensus est assuré.

Prenons acte, aussi, des témoignages d'otages du 7 octobre, accueillis avec une joie perverse par certains civils gazaouis. « Pas tous », probablement, comme le dirait Christine Kelly de sa douce voix, tentant de modérer un Éric Zemmour déchaîné sur CNEWS. Choisir son camp entre les exactions immondes du Hamas, et les bombardements peu discriminatoires de Tsahal, revient à choisir entre la peste et le choléra.

Évidemment, Israël a sa part de responsabilité, avec sa politique de colonisation, attisant ainsi les flammes du conflit. “No one is innocent”, affirme l'adage. La tension, qui s'éternise, est devenu un cliché ancestral de la nature humaine : conquérante, belligérante.

Voilà le sort réservé à ceux qui ne s'écoutent plus : la guerre. On pourrait opposer pendant des heures le pogrom du 7 octobre aux dizaines de milliers de victimes de bombardements. On pourrait remonter tout le fil de l'Histoire en espérant, vainement, identifier l'agresseur originel. On pourrait jurer devant Dieu qu'on se battra pendant des siècles, s'il le faut ; on n'obtiendrait rien d'autre qu'une peine toujours croissante, pour soi, pour sa famille, pour sa descendance, pour sa patrie.

Retrouvons notre amour pour la paix. Retrouvons le respect pour l'autre, même lorsqu'on estime qu'il se trompe. Dépassons la légitimité ressentie des revendications sacrées pour se rapprocher de Dieu, quel que soit son nom, et de l'essence de son message. Tendons et serrons la main, reprenons le dialogue, débattons des idées, préparons-nous à faire des concessions.

Si nous ne produisons pas ces efforts, seuls nos poings, nos barres de fer, nos couteaux et nos fusils d'assaut parleront.

Un sang impur abreuvera nos sillons.

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